Origine[l] : persistance et résistance dans l’art Noir
1.
Ma découverte de l’histoire de l’art en tant que domaine d’étude s’est faite dans une université canadienne à la fin des années 1980. J’ai appris de professeurs blancs qui n’utilisaient que des manuels eurocentriques qui semblaient axés sur une structure empruntée au livre de la Genèse. Les livres utilisaient une approche du type « cet artiste a précédé cet artiste » pour transmettre un récit dans lequel les styles artistiques étaient transmis d’un artiste à l’autre, évoluant à mesure qu’un génie, puis un autre, adaptaient le vocabulaire des maîtres qui les avaient précédés. Cette approche a débouché sur un récit inflexible et plutôt simpliste de la création humaine, qui nous a fait découvrir une histoire de l’art limitée, principalement, à la région que nous connaissons aujourd’hui sous le nom d’Europe, malgré un commencement dans l’Égypte ancienne, suivi de brèves incursions en Asie occidentale et septentrionale en fonction de l’évolution stylistique.
2.
Bien que j’aie été initiée à l’histoire de l’art à travers un filtre restreint et colonial, j’ai toujours été convaincue de son potentiel d’expansion et de polyvalence. Lorsque nous discutions de la manière dont Picasso et ses compagnons modernistes utilisaient les masques et les sculptures africains (et ceux réalisés par des artistes d’autres cultures dont les trésors artistiques avaient été la proie d’actes de pillage des colonisateurs européens), je me disais : « Et si, au lieu de se concentrer sur les seuls attributs visuels des œuvres pillées, Picasso et ses pairs avaient reconnu et imité le mouvement créatif non européen dans son mariage de la créativité visuelle, de la musique, de la danse, de la spiritualité, des cérémonies et des célébrations? » Qu’aurait été l’étude de cette histoire de l’art complexe, multiforme et internationale, qui aurait évidemment inclus l’art créé pendant des millénaires sur tout le continent africain, plutôt que les seules créations égyptiennes que les chroniqueurs européens se sont appropriées pour donner une assise à ce qu’ils imaginaient être une esthétique canonique?
3.
Dans son livre d’essais Shadow and Act, publié en 1964, le romancier et critique littéraire afro-américain Ralph Ellison écrivait : « C’est l’origine de l’Africain dans des cultures où l’art était hautement fonctionnel qui lui a donné un avantage pour façonner la musique et la danse de cette nation. » Les objets d’Afrique amassés en tant qu’objets d’art dans les institutions coloniales (textiles, bijoux, poteries, meubles, objets funéraires, costumes et masques) servaient à des fins quotidiennes ou étaient au cœur d’activités cérémonielles. Il est vrai que les musées ont commencé à s’éloigner de la présentation décontextualisée et statique des sculptures africaines en tant qu’objets visuels dont la signification est déterminée par les canons européen et nord-américain plutôt que par leurs communautés d’origine. L’observation d’Ellison devrait toutefois inciter les musées à ne pas se contenter d’élargir l’interprétation et la contextualisation de ces objets, mais à élargir leurs définitions de l’art, afin qu’elles puissent englober pleinement les œuvres issues des divers domaines de production dans lesquels les artistes noirs créent de l’art en raison de ses conséquences sur leurs héritages traditionnels et créatifs.
4.
Cette nouvelle chronologie de l’histoire de l’art se nourrit des aspects performatifs, rituels et cérémoniels qui ont fourni le cadre original des objets que l’on appelle aujourd’hui l’art africain « traditionnel ». Les caractéristiques performatives des cultures africaines sont à l’origine de l’élan créatif qui a traversé l’océan Atlantique avec les navires négriers et qui a défini la musique et l’art de la diaspora africaine. L’histoire de l’art dominante s’est déroulée d’une manière qui a vu de grand.e.s artistes visuels noir.e.s d’abord omi.e.s, et plus récemment inséré.e.s de manière paternaliste dans une histoire de l’art empreinte d’exclusion. Le sous-texte colonial qui sous-tend à la fois l’exclusion et l’insertion est la présomption que les normes de réussite artistique qui avaient autrefois empêché l’entrée des artistes noirs dans le canon doivent être « nivelées par le bas » pour permettre leur inclusion.
5.
Il suffit d’observer l’appétit des non-Noir.e.s pour l’art noir, des bronzes du Bénin à la musique blues, pour reconnaître son excellence et plaider en faveur d’un nouveau cadre historique de l’art permettant d’intégrer tous les grands créateurs noirs qui trouvent leurs racines dans les expressions multiformes de l’art africain. Malgré la rareté de temps ou de matériaux disponibles, les Africains réduits en esclavage ont trouvé le moyen de perpétuer les langages artistiques de leurs ancêtres. La musique, les contes, la danse, la médecine, les cérémonies, les rituels et les visions du monde qu’ils ont conservé sont toujours à la base d’une grande partie des activités créatives noires du XXIe siècle, même celles qui prennent la forme d’une culture populaire contemporaine. Pour comprendre l’art noir, il faut commencer par reconnaître le cadre historique de l’art dans lequel il s’inscrit : un cadre dans lequel les cultures traditionnelles, populaires et d’élite se mêlent, franchissant les barrières du temps, de la géographie, du genre et, ce qui est peut-être le plus en désaccord avec les constructions de l’histoire de l’art dominante, de la classe. Les artistes noir.e.s ont été historiquement exclu.e.s des plateformes du Grand art, et ont choisi le domaine du populaire pour des raisons allant de l’accessibilité à la survie. Alors que le monde de l’art dominant hiérarchise ces plateformes d’expression créative, dans la communauté noire, la tradition africaine perdure et se trouve à la base de presque toutes les formes d’art.
6.
Bien entendu, nous devons reconnaître la valeur de l’art et des artistes noir.e.s dans le cadre de nos efforts pour mettre fin à la discrimination envers les Noir.e.s et lutter pour la reconnaissance de la valeur des vies noires. Nous devons le faire dans le sens de l’art noir pour l’amour de l’art noir, mais nous devons aussi reconnaître que l’expérience et la créativité des Noir.e.s englobent et incarnent des héritages, des expériences et des résistances qui sont des outils précieux dans le travail que nous devons tous faire pour démanteler le racisme et les inégalités systémiques. Lorsque nous parlons de décolonisation au Canada, la tendance est de limiter la discussion à un cadre binaire des relations entre colons et autochtones. Cette approche ne sert qu’à centrer une fois de plus la réalité blanche, en ignorant le fait que nous n’atteindrons jamais l’aboutissement de l’effort de décolonisation si nous ne cherchons pas à défaire toutes les structures coloniales qui nous ont été imposées.
Traduction par Isanielle Enright
Michelle Jacques est commissaire, formatrice et animatrice culturelle. Elle est actuellement chef des expositions et des collections/commissaire en chef au Remai Modern, situé sur le territoire du Traité no 6, territoire des Métis, dans la ville aujourd’hui connue sous le nom de Saskatoon. Avant de s’installer dans les Prairies, elle a été commissaire en chef de l’Art Gallery of Greater Victoria, en Colombie-Britannique, pendant huit ans. Auparavant, elle a occupé des postes de commissaire au sein des départements d’art contemporain et d’art canadien du Musée des beaux-arts de l’Ontario, à Toronto. Bien que son engagement à long terme consiste à accroître la pertinence des musées d’art visuel, elle a également travaillé comme directrice de la programmation au Centre for Art Tapes, un centre d’artistes autogéré à Halifax, en Nouvelle-Écosse, et a enseigné l’écriture, l’histoire de l’art et la conservation au Collège d’art et de design de la Nouvelle-Écosse, à l’Université de Toronto à Mississauga et à l’Université de l’École d’art et de design de l’Ontario.
crédit portrait: Good Side Photo
Image de bannière: photo par M. Jacques. George Clinton & Parliament Funkadelic se produisant au Phoenix Concert Theatre, Toronto, Ontario, 19 juillet 2009.