Praisesong
Rinaldo Walcott
« Les humains n’ont pas été les seuls à faire la traversée, voyageant dans une seule direction d’un côté à l’autre de l’océan qui a reçu le nom d’Atlantique. Le chagrin a également fait le voyage avec eux. »
– M. Jacqui Alexander, Pedagogies of Crossing: Pedagogies of Crossing: Meditations on Feminism, Sexual Politics, Memory and the Sacred (p. 289).1
J’ai eu à l’esprit les autels. J’ai eu à l’esprit les cérémonies. J’ai eu à l’esprit la célébration des défunts. J’ai eu à l’esprit la question éthique des mourants et de la mort. J’ai écrit à propos du fait que les Noirs meurent différemment et je ne cesse de revenir sur le sujet; que bien que notre mort ressemble à toutes les autres, elle est fondamentalement distincte. L’existence de notre réalité noire est le linceul qui enveloppe notre mort. Nos morts ont créé le monde actuel, celui que nous partageons et celui qui nous expulse continuellement de l’existence avec violence. Je ne suis pas une personne spirituelle, mais j’en suis venue à réfléchir à la pertinence des cérémonies. J’ai songé à ce qu’elles pourraient offrir en matière de guérison psychique. Avant George Floyd, avant la pandémie, une cérémonie était en train de prendre forme. Il a fallu George Floyd; il a fallu la pandémie, pour que je prenne conscience de cette cérémonie. Cette prise de conscience ne m’a pas apaisée. Au contraire, je suis entré en état de choc. Il s’agit toutefois d’un choc nécessaire. On pourrait aussi le qualifier de « Praisesong » ou « chant de louanges ».
L’œuvre de Denise Ferreira da Silva m’interpelle tout particulièrement. Elle fournit dans son essai Toward a Black Feminist Poethics: The Quest(ion) of Blackness Toward the End of the World une liste de termes menant à une réflexion sur la poétique noire et féministe, surtout en matière de l’articulation de l’objet et de la catégorisation des réalités noires, qui finissent par se décliner en d’autres concepts tels que la notion de valeur. Je m’intéresse tout particulièrement à l’effet que ces termes produisent chez moi en tant qu’intellectuel et le lien qu’ils tissent avec ma préoccupation au sujet de l’art noir, la pédagogie qui l’entoure et sa valeur en tant que commodité commodifiée. Pour résumer, je m’intéresse à la façon dont l’objet est reformulé en art, les arts visuels et la valeur accordée aux arts « du monde » en l’occurrence, pour lesquels un certain raisonnement universel doit importer la commodité de l’objet artistique dans son système économique, bien que l’objet (l’esclave) ait toujours fait partie de ce système. Il n’y a donc là rien de nouveau, sauf peut-être le sentiment d’un nouveau positionnement? J’ajouterais aux termes d’objet et de catégorisation des réalités noires celui de réparation. Non pas dans son sens économique, tout comme da Silva qui en souligne la futilité, mais plutôt dans son sens psychique. Bien entendu, la notion de réparation vers laquelle je tends se rapproche visiblement davantage du caractère actif d’un verbe, ce qui place ce terme en tension directe avec l’approche nominalisée de da Silva dans sa notion de l’objet et de la catégorisation des réalités noires.
Du 22 décembre 2018 au 7 juillet 2019, on décrivait l’artiste Winsom comme un Canadien descendant d’esclave noir résidant tantôt sur l’île de Victoria, en Colombie‑Britannique, tantôt à Pickering, en Ontario. Il a exposé deux œuvres tirées de Winsom: I Rise, soit The Masks We Wear et I Jump the Boa, dans lesquelles on peut constater la naissance d’une nouvelle cérémonie. Mon interaction initiale avec ces œuvres s’est avérée difficile. Elles m’ont laissé de glace, ou peut-être était-ce ma perception de l’expérience qui m’a fait cet effet? Je n’ai toutefois pas oublié ces œuvres ni cette rencontre. J’ai été frappé par l’opacité des œuvres exposées et par leur refus de porter le fardeau d’une certaine connaissance ou d’un quelconque message. Dans la foulée de George Floyd et de la pandémie, je revis l’art de Winsom comme une autre forme de compréhension de notre condition et de l’impénétrabilité de son « art ». Winsom croise les réalités noires et autochtones; l’urbain et le rural; le religieux et le spirituel; le tout en évoquant la terreur des événements qui nous mènent à l’heure actuelle et en déplaçant de diverses façons le champ de la connaissance ailleurs, sans tomber dans le piège de la commodification. La défunte Barbara Christian, dans un essai intitulé Fixing Methodology : Beloved rejoint la pensée de da Silva. Toutes deux reconnaîtraient immédiatement les résonances, les pratiques et les cérémonies religieuses/spirituelles afro-diasporiques (Vodou, Obeah, Santeria, Candomblé) dans l’œuvre de Winsom et sauraient que ces résonances et ces pratiques offrent un autre récit de l’être noir qui n’a pas été assimilable à la philosophie européenne, mais qui l’a plutôt considérablement perturbée. Christian a été très clair à ce sujet; Winsom et Christian pointent ensuite vers un autre registre de la pensée, non pas la pensée universelle européenne, mais un autre modèle qui pourrait, tout simplement, s’avérer réparateur. Et si percer la réduction à l’objet était un processus impénétrable ou, comme le nommait Édouard Glissant, s’il s’agissait d’un droit à l’opacité? Je pense maintenant que sa nature impénétrable pourrait apporter un élément supplémentaire qui façonne aussi profondément l’opacité, qui la rend indéchiffrable, illisible. Ainsi, parallèlement et en complément à l’opacité, je propose l’inscrutabilité. Je pense que cette articulation de la réalité noire, du peuple noir, enfreint également la pensée universelle et fonctionne sans aucun recours à celle-ci, ce qui revient à dire qu’elle existe en dépit de la pensée suprématiste blanche euro-américaine. Il y a ensuite une autre articulation, oserais-je dire, une pratique de la poétique des féministes noires, une articulation à laquelle Christian fait allusion dans Fixing Methodologies et dont nous pourrions avoir besoin de rendre compte; celle des morts, celle du culte des ancêtres (ces mots ne la capturent pas, ne peuvent pas la capturer, mais sont une expression approximative de ce qu’elle est). Le chant de louanges. Cette poétique opère avec une valeur à laquelle beaucoup d’entre nous, moi y compris, n’avons pas encore accès. Le poète Canisia Lubrin saisit l’opacité et l’impénétrabilité du chant de louange, de la cérémonie, de la pensée au-delà de la pensée universelle. Dans Voodoo Hypothesis, le poème Elliptical Narrations... de Lubrin définit le double sens qui, selon moi, relève de la poétique :
5.
Non pas une fenêtre enfin ouverte, voici l’après-fin
des pas maladroits jusqu’à la rivière, vers les daguerréotypes
Retirée de son tout pour fins d’enseignement
Comme se tord la racine arrachée à son sable maternel
les réparations d’une langue lue à mort2
Une autre lecture est possible. Une autre interprétation est celle de la cérémonie. Une autre interprétation est celle de la vie noire.
Exposition organisée par Andrea Fatona, Musée des beaux-arts de l'Ontario, 22 décembre 2018 au 7 juillet 2019.
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1 Traduction non officielle de l’extrait original: « Not only humans made the Crossing, traveling only in one direction through Ocean given the name Atlantic. Grief traveled as well. » M. Jacqui Alexander, Pedagogies of Crossing: Pedagogies of Crossing: Meditations on Feminism, Sexual Politics, Memory and the Sacred (p. 289).
2 Traduction non officielle de l’extrait original :
« This is no window finally opened, this is after-end
a stumbling to the river, to daguerreotypes
removed from the whole to be taught
how writhes the root heaved from its maternal sand
repairs of a language over-read »
À lire
Alexander, M. Jacqui, (2006). Pedagogies of Crossing: Meditations on Feminism, Sexual Politics, Memory and the Sacred. Durham: Duke University Press.
Christian, Barbara, (1993). « Fixing Methodologies: Beloved » dans Cultural Critique (Printemps, pp. 5-11).
da Silva, Denise Ferreira, (2014). « Towards a Black Feminist Poethics: The Quest(ion) of Blackness Toward the End of the World » dans The Black Scholar (Summer, pp.81-97).
Glissant, Édouard, (1997). Poétique de la relation. Traduit en anglais par Betsy Wing. Ann Arbor: The University of Michigan Press.
Lubrin, Canisia, (2017). Voodoo Hypothesis. Hamilton, Ontario: Wolsak and Wynn Publishers.
Walcott, Rinaldo, (2016). Queer Returns: Essays on Multiculturalism, Diaspora, and Black Studies. London, Ontario: Insomniac Press.
Traduction par Isanielle Enright
Rinaldo Walcott est professeur à l’Institut d’études sur les femmes et le genre et membre du programme d’études supérieures de l’Institut d’études cinématographiques de l’Université de Toronto. Rinaldo Walcott is Professor in the Women and Gender Studies Institute and a member of the Graduate Program at the Institute of Cinema Studies at the University of Toronto. Son enseignement et ses recherches portent sur les études culturelles de la diaspora noire et les études postcoloniales, plus particulièrement sur les questions de la sexualité, des genres, de la nationalité, de la citoyenneté et du multiculturalisme. De 2002 à 2007, Rinaldo a été titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la justice sociale et les études culturelles.
Rinaldo Walcott est l’auteur de Black Like Who: Writing Black Canada (Insomniac Press, 1997 dont la deuxième édition a été révisée en 2003); il est également l’éditeur de Rude: Contemporary Black Canadian Cultural Criticism (Insomniac, 2000) et de Queer Returns: Essays on Multiculturalism, Diaspora and Black Studies (Insomniac, 2016). Il signe, avec Idil Abdillahi, BlackLife : Post-BLM and the Struggle for Freedom (ARP Books, 2019). Rinaldo est également le co-éditeur, aux côtés de Roy Moodley, de Counselling Across and Beyond Cultures: Exploring the Work of Clemment Vontress in Clinical Practice (University of Toronto Press, 2010).
En tant qu’universitaire interdisciplinaire spécialisé dans les Études des Noirs, Rinaldo a publié des articles dans un large éventail de domaines. Ses articles ont été publiés dans des revues et des livres, ainsi que dans des médias populaires tels que des journaux, des magazines et des sites Internet, de même que dans d’autres formes de médias. Son plus récent livre, The Long Emancipation: Moving Towards Black Freedom (An Essay) est à paraître chez Duke University Press en 2021. De plus, il a récemment publié On Property (Biblioasis, 2021).
crédit portrait: Abdi Osman
Image de bannière: Winsom, The Masks We Wear, 22 décembre 2018 au 7 juillet 2019, vue d'installation deWinsom: I Riseau Art Gallery of Ontario. Utilisé avec la permission de l'artiste.