Primary Colours/Couleurs primaires (PC/Cp) est une initiative nationale, bilingue, intergénérationnelle et triennale, conçue pour placer les arts autochtones au centre du système des arts canadien. PC/Cp affirme également que les pratiques artistiques des personnes de couleur jouent un rôle crucial dans l’imagination du Canada futur. En septembre 2017, PC/Cp a accueilli un rassemblement sur le territoire du peuple Lekwungen, près de Victoria, en Colombie-Britannique. Cette initiative est codirigée par Chris Creighton-Kelly et France Trépanier.
Chris : France, vous avez mentionné l’autre jour que la reconnaissance de la nation Lekwungen était une partie essentielle de notre rassemblement. J’étais d’accord pour dire que nous voulions aller au-delà d’une simple reconnaissance du territoire du type « nous reconnaissons que nous sommes sur le territoire de... ». Aller au-delà de la formule est essentiel pour que cette pratique, désormais familière, ne devienne pas simplement une mode, une sorte de formalité politiquement correcte dépourvue de contexte. Vous avez mentionné l’autre jour que l’accueil de la nation était une partie essentielle de notre rassemblement.
Pouvez-vous expliquer pourquoi nous avons dû aller au-delà de cette formalité?
France : Eh bien, pour moi, la question du territoire était au cœur de la façon dont nous allions organiser le rassemblement. Cela signifiait lui faire honneur en mettant au premier plan ses récits de création et son histoire. Mais cela signifiait aussi reconnaître les gens qui appartiennent au territoire, les gens qui parlent Lekwungen, leurs systèmes de gouvernance traditionnels et leurs protocoles.
En tant qu’artiste et commissaire d’ascendance kanien’kehà:ka et française, j’étais tout à fait consciente que vous et moi nous efforcions d’accueillir 130 artistes sur le territoire de quelqu’un d’autre. Il est donc devenu impératif d’entamer une conversation avec des dirigeants culturels Lekwungen, des Premières nations Songhees et Esquimalt. Nous avons lancé la conversation 16 mois avant l’événement. Grâce à leur ouverture d’esprit, nous avons pu élaborer des protocoles d’inspiration autochtone pour l’entièreté du rassemblement. Cela s’est traduit par un accueil d’une durée de 3 heures le matin de la première journée.
Pendant la planification de cette cérémonie d’ouverture, je sais que vous avez fortement ressenti la nécessité d’honorer les protocoles et les coutumes de différentes cultures. Quels ont été les défis par rapport à l’intégration de ces divers éléments? Comment y êtes-vous parvenu sans manquer de respect à nos hôtes autochtones?
Chris : Oui... C’est toujours un exercice délicat : il faut respecter le territoire, les gens qui nous accueillent sur le territoire et les protocoles/cérémonies de leurs traditions EN PLUS de reconnaître les autres artistes dans la pièce, que ce soit les personnes noires, de couleur, ou les quelques artistes avec des origines des peuples colonisateurs.
La création d’un espace pour eux tous était inhérente à notre rassemblement et la présence d’aînés et d’artistes autochtones comme Bradley Dick, notre conseiller culturel et maître de cérémonie, a facilité le processus. Je ressens souvent la générosité des peuples autochtones lorsque je travaille avec eux et cela ne manque jamais de m’étonner. Ils ont accueilli ces artistes et la complexité de leurs visions artistiques, leurs cérémonies, leurs rituels d’accueil.
Les hôtes des premières Nations ont parlé en premier, comme il se doit. Personne n’a tenté de prendre la place de personne, il n’y a pas eu de compétition pour le meilleur accueil ; cette cérémonie de trois heures sous la tutelle autochtone a très bien fonctionné. Elle nous a connectés à la terre, au territoire, dans nos corps en décalage horaire.
Pourtant, certains de nos autres plans on été un peu ébranlés ; vous aviez mentionné que certains artistes se sentaient limités par nos sujets de discussion... Comment cela se fait-il?
France : Dès le début, nous nous sommes engagés à concevoir des méthodes décolonisatrices, même si parfois nous étions incertains des mesures à prendre pour assurer la participation des gens. Nous nous sommes concentrés sur le recadrage du concept de partage des connaissances et nous avons procédé à un décentrage de l’autorité de l’expert. Nous avons également demandé aux participants de faire des présentations, d’être des « experts », mais sans les outils coloniaux du métier : sans listes, sans présentations PowerPoint, sans discussion de type conférence et sans notes préparées. L’idée était de jumeler deux artistes et de leur demander de générer, puis de faciliter, une conversation sur un sujet particulier.
Si vous en avez souvenir, certains participants se sont sentis mal à l’aise dans ce processus. Ils voulaient savoir plus précisément comment on leur demanderait de contribuer à la conversation.
Pour cet événement, nous avons passé des heures, des jours, des semaines à sélectionner les sujets et à apparier les bons artistes qui pourraient ensuite inspirer et guider les échanges. C’était un casse-tête géant avec plus de 50 séances de création et de conversations différentes, chacune centrée sur un mode unique de partage des connaissances : intellectuel, émotionnel, physique et spirituel. Nous avons choisi les sujets avec soin, inspirés par les nombreuses conversations consultatives que nous avions déjà entamées dans six régions différentes en 2016. Alors qu’une majorité de participants ont adopté avec enthousiasme notre méthodologie « peu orthodoxe » et décolonisatrice de l’organisation des échanges, certains artistes se sont sentis mal à l’aise avec le fait que les sujets étaient imposés.
D’autres ont eu le sentiment qu’il était difficile de choisir parmi toutes les séances simultanées. L’emploi du temps était-il trop chargé?
Chris : Cela dépend de la façon dont le sujet est abordé, je suppose. Certains participants étaient un peu désemparés. Ils se sont vus confrontés à huit séances et devaient en choisir une seule à laquelle ils allaient assister. Avec le recul, huit était peut-être trop. Je crois qu’à l’avenir six séances seraient un choix plus approprié.
D’autres ont trouvé que l’abondance de choix était vivifiante, que les options étaient un réel plaisir et qu’elles renforçaient la sensation d’abondance que nous avons tenté de créer avec tant d’efforts : nous avons porté attention à la nourriture, à l’hôtel, aux nombreux événements, etc. Les participants avaient la possibilité de prendre parole, de simplement ressentir, de penser, de bouger leur corps, d’écouter un artiste parler ou même simplement de marcher sur le territoire. Ils se sentaient rassasiés.
Vous avez raison de dire qu’une minorité de participants se sentait mal à l’aise sans préparation préalable, mais cette « spontanéité planifiée » a suscité des échanges improvisés et c’était rafraîchissant ! Était-ce vraiment décolonisateur? Je n’en suis pas sûr, mais c’était un élan dans cette direction, le début de mesures encourageantes qui sont prises, même provisoirement, dans tout le système artistique canadien.
Nous pouvons enfin entrevoir à l’horizon les changements institutionnels nécessaires. Les organisations sont-elles réformables? Peuvent-elles vraiment être adaptées aux structures autochtones ou même décolonisées? Ou alors les institutions artistiques font-elles partie du problème?
France : Vous avez raison de dire que ce rassemblement n’était qu’une tentative de décolonisation des méthodologies. Lorsqu’ils sont appliqués au système artistique canadien, des termes comme « décolonisation » et « indigénisation? adaptation des méthodes autochtones » sont souvent mal compris et mal utilisés, sans parler des notions d’inclusion. Beaucoup de nos collègues soutiendraient qu’il est impossible d’adapter les méthodes autochtones? aux institutions qui faisaient partie intégrante du projet colonial comme les musées.
Pourtant, je pense personnellement que ces institutions, y compris les universités, doivent jouer un rôle de premier plan en racontant toutes les « vérités » de notre histoire collective, tout en explorant les aspects complexes de nos identités et en imaginant les directions futures possibles. D’une certaine façon, ces directions constituaient les objectifs du rassemblement Primary Colours/Couleurs primaires. Pour moi, il s’agit aussi de créer un espace de conversation entre les artistes autochtones et les artistes de couleur en imaginant à quoi pourrait ressembler la (ré)conciliation. Nous avons tenté d’imaginer la façon dont ces histoires similaires de colonisation peuvent redéfinir l’expérience « canadienne » ; comment ces « autres » histoires complexifient-elles le récit canadien?
Pensez-vous que ces conversations ont été présentes tout au long du rassemblement?
Chris : Eh bien, je suis à la fois tout à fait d’accord et pas d’accord avec vous! Je reconnais que nous avons un besoin urgent de l’espace auquel vous faites référence afin d’encourager plus de conversations entre les populations autochtones, noires et de couleur. Trop souvent, ces dialogues ont été supervisés par l’entité blanche. Par exemple, les peuples autochtones contre les peuples colonisateurs ou les discussions entre Noirs et Blancs sur le racisme. C’est comme si toutes les conversations devaient passer par la domination de la blancheur, de l’eurocentricité, afin d’être validées. La dernière série d’opinions très absurdes et très répandues sur l’appropriation culturelle en est la preuve. Je suis d’accord avec vous pour dire que nous avons besoin de discussions plus réfléchies, de conversations, de réunions, de discours au sein des populations autochtones, noires et de couleur.
Cependant, je m’interroge sur la formulation « histoires similaires de colonisation ». Comme vous le savez, le terme « personnes de couleur » inclut les peuples autochtones aux États-Unis et a été employé comme un raccourci utile pour décrire les diverses personnes qui subissent le racisme : ce sont des peuples racisés, mais ce terme est de toute évidence insuffisant pour discuter des particularités historiques et des scénarios coloniaux. Comme vous l’avez dit à maintes reprises, il s’agit d’un aspect sur lequel les peuples autochtones du territoire aujourd’hui appelé Canada ont insisté dès le départ. Et maintenant, avec la montée en puissance du mouvement Black Lives Matter, qui s’appuie sur des décennies de pratiques artistiques noires et d’érudition réfléchie, il y a une insistance exacte pour voir la réalité « noire ». Cela s’explique par une multitude de raisons, y compris l’esclavage, comme une histoire unique, distincte et afrocentrique dans le cadre d’une évaluation plus large du projet raciste et colonial à l’échelle de la planète.
Donc, oui, les échanges entre nous qui avons été les victimes du colonialisme et qui ont eu lieu dans le cadre du rassemblement PC/Cp sont importants, génératifs et révèlent souvent des événements anecdotiques cachés qui sont pertinents pour le Canada contemporain. Toutefois, ces conversations révèlent aussi les différences marquées des récits coloniaux, combien il est douloureusement difficile d’en discuter et combien il est nécessaire d’aborder cette délicatesse sans le poids encombrant de la fragilité blanche.
France, nous approchons de la fin de notre entretien... Avez-vous une dernière pensée à partager?
France : Je voudrais conclure notre échange par quelques mots sur la poly-vocalité que nous avons adoptée dans nos rapports. Pour être en accord avec la notion de décentralisation de la position d’auteur, nous avons invité tous les animateurs à rédiger de courts essais résumant leur expérience personnelle et les conversations qu’ils ont animées. Cette approche permet d’obtenir des comptes rendus multiples, complexes et parfois contradictoires des échanges qui ont eu lieu pendant les quatre jours du rassemblement. En respectant différents points de vue à travers cette série d’essais, nous espérons raconter l’histoire de cet événement d’une manière plus complète et transparente.
Nia:wen’ko:wa
Merci à Shawn Van Sluys (Musagetes) d’avoir gracieusement accepté de publier ces essais sur la plateforme Arts Everywhere. Merci à Rachel Collins (Arts Everywhere) et à Breanna Fabbro pour le travail complexe qu’il leur a fallu accomplir pour concrétiser cette invitation.
« Je suis reconnaissant envers les nombreux artistes, principalement des femmes, qui m’ont précédé et qui ont insisté pour que les artistes autochtones et les artistes de couleur soient reconnus afin qu’ils reçoivent les ressources appropriées pour créer des œuvres d’art. Je tiens aussi à exprimer ma gratitude envers les artistes PANDC, pour la plupart provenant de la génération Y, qui reprennent le flambeau de cet effort historique et emploient souvent une approche intersectionnelle. Ils m’inspirent beaucoup. »
Chris Creighton-Kelly est artiste interdisciplinaire, auteur et critique culturel né au Royaume-Uni dont les racines sont sud asiatiques/britanniques. Ses œuvres performatives, habituellement éphémères, ont été présentées partout au Canada, en Inde, en Europe et aux États-Unis. Il est récipiendaire de subventions et des bourses dans cinq pays. Chris s’est constamment intéressé aux questions de l’absence dans la création artistique. Qui peut se vanter d’avoir un sens épistémologique incontestable? Qui détient le pouvoir? Qui ne l’a pas? Pourquoi?
Il a travaillé pendant plus de 30 ans à titre d’expert-conseil pour les artistes, les institutions et organismes artistiques, ainsi que les agences gouvernementales à l’échelle nationale et internationale. De 1989 à 1991, Chris a travaillé à titre d’expert-conseil pour le Conseil des arts du Canada sur les questions d’équité culturelle/raciale. Son travail a amorcé la formation de deux bureaux essentiels : le Bureau des arts autochtones et le Bureau de l’équité, qui ont par la suite ouvert la voie à la transformation du Conseil, qui est passé d’un organisme artistique principalement européen à un organisme où de multiples traditions et pratiques artistiques sont financées. De 1991 à 1992, il a travaillé au Banff Centre où il a conçu et dirigé une résidence de 20 artistes, Race and the Body Politic, qui a indirectement influencé l’établissement du programme des arts autochtones.
En 2011, il a co-signé, avec France Trépanier, Comprendre les arts autochtones au Canada aujourd’hui. L’année suivante, il été corécipiendaire de la bourse Audain Aboriginal Curatorial Fellowship de la Galerie d’Art du Grand Victoria.
Chris apprécie beaucoup son public.
France Trépanier est artiste en arts visuels, commissaire et chercheure d’ascendance Kanien’kéha:ka et française. Ses œuvres artistiques et son travail de commissaire ont été présentés dans de nombreuses galeries au Canada, aux États-Unis et en Europe. France a été commissaire autochtone pour la Open Space Arts Society à Victoria, en Colombie-Britannique, où elle fut co-commissaire de l’exposition Deconstructing Comfort en collaboration avec Michelle Jacques et Doug Jarvis. Elle a également été commissaire du Awakening Memory Project, avec la participation des artistes Sonny Assu, lessLIE et Marianne Nicolson. France a été co-récipiendaire de la bourse Audain Aboriginal Curatorial Fellowship de la Galerie d’Art du Grand Victoria en 2012. Elle et Chris Creighton-Kelly signent Understanding Aboriginal Art in Canada Today: a Knowledge and Literature Review pour le Conseil des arts du Canada. Elle signe aussi de nombreux essais et articles qui ont été publiés dans des journaux et des magazines. France est coprésidente du Comité aviseur des programmes autochtones du Centre d’art de Banff. Elle a travaillé au Conseil des Arts du Canada avant de devenir conseillère principale en politiques des arts au ministère du Patrimoine canadien. Elle a occupé un poste diplomatique à titre de première secrétaire aux affaires culturelles à l’ambassade du Canada à Paris. Elle a dirigé le Centre des Nouveaux Médias au Centre Culturel canadien à Paris. France est également cofondatrice et ancienne directrice du centre d’artistes Axe Néo-7 à Gatineau, au Québec.
Merci à Shawn Van Sluys (Musagetes) d’avoir gracieusement accepté de publier ces essais sur la plateforme Arts Everywhere. Merci à Rachel Collins (Arts Everywhere) et à Breanna Fabbro pour le travail complexe qu’il leur a fallu accomplir pour concrétiser cette invitation.
Image de bannière: par Amory Hall