C’est une idée généreuse de parler de culture ici puisque au niveau de l’État, la vérité est que l’on semble oublier le mot culture. La culture est un boulet que traînent les gouvernements. Traditionnellement, le Ministère de la culture constitue un boulet pour les gens politiques. On ne sait plus comment y parler. Quelle place donner à la culture dans nos sociétés ? Ce n’est pas par hasard que dans tous les gouvernements, le premier levier qui saute dans les réformes ministérielles est le ministère de la Culture. La Culture ne constitue pas un enjeu réel. En ce cas, parler de politique culturelle reste, à mon sens, une incohérence.
La culture fait peur. Et n’a-t-on pas vu le plus souvent les principaux candidats à un poste politique réduire leur vision, leur langage, et souvent leur statut d’intellectuel pour pouvoir retrouver un électorat populaire. En ce sens, le mot culture est le mot à ne pas utiliser, le mot qui veut dire trop exclusion ou tendance élitiste… Un candidat d’un grand parti politique, professeur d’université, a été conseillé de ne pas souligner dans les entretiens avec les journalistes qu’il enseignait ou qu’il écrivait des livres.
Nous sommes au temps où la culture fait perdre des votes. Au temps où le mot culture est vilipendé, tout comme les mots pensée, solidarité, vertu… La culture élargit les horizons, ouvre les imaginaires alors que la politique rétrécit, en renfermant les uns et les autres sur les identités, les peurs, les menaces, les guerres. Quel sens a le mot culture quand le dialogue démocratique recule ?
Nous ne pouvons parler de politique sans évoquer aujourd’hui le peu de cas fait-on de la culture. Les seuls mots que les politiques ont dans la bouche aujourd’hui sont l’entreprenariat, le marché, la concurrence. Toute pensée est une défaite. Toute culture une détestation. Aujourd’hui on déteste la culture, et les gens qui pratiquent cette activité. Le mépris est affiché. Pas besoin de sortir le fusil quand est prononcé le mot culture. Les politiciens ont tout fait pour que le mot soit une coquille vide. Pour que le divertissement et le tourisme remplacent toute pensée inquiète, tout acte de création, toute remise en question. En effet, tout ce qui est nécessaire à la culture.
Permettez-moi de faire un détour pour vous parler de l’expression « politique culturelle » en Haïti. Là-bas, le mot culture est synonyme de résistance. Ceux qui écrivent, peignent, pensent finissent souvent en prison. Ils n’ont pas de subvention. Le seul fait d’être en vie constitue pour eux une subvention.
Posséder une bibliothèque au temps de la dictature était en soi une peine capitale. Les macoutes de Duvalier détestaient les livres. Dans une maison, quand il y avait un rayon de livres, les occupants de la maison pouvaient être jetés en prison. Si le livre était rouge, la peine était encore plus grave. Le livre était en lui-même un objet insurrectionnel. La révolte, les dictateurs le savent bien, commence par les livres. Ils font tout pour en empêcher la libre circulation.
À quoi correspond par exemple un ministère de la culture ?
En effet, la culture introduit un malaise dans nos sociétés.
Poète, essayiste et éditeur, né en Haïti, Rodney Saint-Éloi est l’auteur d’une douzaine de livres de poésie. Son œuvre, à l’écoute du monde, est une longue traversée des villes et des visages. Passeur de textes, de formes et de mémoires, il fonde à Montréal en 2003 les éditions Mémoire d’encrier. En 2012, il a reçu le prestigieux Prix Charles Biddle qui « souligne son apport exceptionnel au développement des arts et de la culture au Québec.» En 2015, il a été reçu comme membre de l'Académie des lettres du Québec. Ses derniers recueils de poésie : Je suis la fille du baobab brûlé (Mémoire d’encrier, 2015), Moi tombée, moi levée (Le Noroit, 2016).