Le spectacle Kanata. Épisode 1 la controverse est joué à la Cartoucherie à Paris en décembre 2018. Cet article questionne l’appropriation culturelle et la démarche collaborative, et relance le débat : comment et où arrivera-t-on à créer en assumant les dynamiques d’oppressions, pour mieux les abattre?
Kanata : Le Théâtre du Soleil, les Premières Nations et la blanchité
Depuis le 15 décembre dernier, le spectacle Kanata. Épisode 1 la controverse est joué à la Cartoucherie à Paris. Pour la première fois, Ariane Mnouchkine a laissé les rênes de sa troupe le Théâtre du Soleil à un autre dramaturge : le Québécois Robert Lepage. Cette pièce dont le titre est le nom en langue Wendat du Canada (et non le nom « ancien » comme le présente le dossier de presse) a pour ambition de retracer l’histoire du Canada à travers celle des Premières Nations. Parce qu’il questionne l’appropriation culturelle et la démarche collaborative, et parce qu’il a été maintenu en France après avoir été annulé au Canada, ce spectacle est symptomatique d’un débat brûlant ici aussi : comment et où arrivera-t-on à créer en assumant les dynamiques d’oppressions, pour mieux les abattre ?
Retour sur une polémique
Si le premier volet (il y en aura trois) du spectacle Kanata s’intitule « controverse » c’est en réaction à la polémique dans laquelle s’est retrouvé le spectacle, l’été dernier, alors qu’Ariane Mnouchkine et Robert Lepage annonçaient sa représentation. Robert Lepage était alors sous le feu des critiques à cause de son spectacle SLÀV. Présenté au festival de jazz de Montréal, cette comédie musicale coproduite avec la chanteuse Betty Bonifassi mettait en scène l’histoire de l’esclavage. Le collectif SLÀV Résistance, formé par des artistes noirs [1] leur reprocha le casting : des acteurs blancs y jouaient des rôles de personnages noirs. Face aux critiques nourries et immédiates, le Théâtre du Nouveau Monde annula la représentation.
À peine deux semaines après, le 11 juillet 2018, un article intitulé «Kanata. Les amérindiens du Canada lus par Lepage et Mnouchkine » est paru dans les colonnes du grand quotidien québécois « Le Devoir ». La dramaturge Ariane Mnouchkine y annonçait la future production de sa troupe le Théâtre du Soleil : « une relecture de l’histoire du Canada à travers le prisme des rapports entre Blancs et autochtones » [sic la majuscule]. Aucun artiste des Premières Nations n’était prévu dans la distribution ou la création de la pièce mais Mnouchkine se prévalait des critiques en avançant sa réflexion sur l’emprunt dans l’art et les cultures voyageuses. Elle ajoutait également que la troupe du Théâtre du Soleil étant composée d’acteurs du monde entier, elle serait à même d’enfiler les habits de l’histoire autochtone, l’identification à l’altérité étant selon elle la base de la pratique théâtrale. À propos de la réception de la pièce par les Premières Nations elles-mêmes, la dramaturge espérait qu’elles sauraient reconnaître le salut qu’elle souhaitait leur adresser, qu’elles lui pourraient dire : “Vous nous avez compris, vous avez compris, et vous avez compris parce que vous avez su imaginer ce que ça pouvait bien vouloir dire.”
Leur réaction ne s’est pas faite attendre. Quelques jours après, une tribune d’artistes autochtones a répondu à Mnouckine et Lepage par l’intermédiaire du même journal en posant cette question : « Encore une fois, l’aventure se passera sans nous, les Autochtones?”. L’enjeu de cette question est de taille. Le Canada est un Etat colonial, le colonialisme y est territorial mais aussi profondément systémique. Si ces dernières années ont vu émerger une plus forte présence des voix autochtones dans les débats nationaux (commission vérité et réconciliation sur les pensionnats, gain de combats environnementaux, mouvement Idle No More…) le combat pour exister en tant que sujet politique au même titre que n’importe quel autre citoyen canadien est loin d’être gagné. L’histoire coloniale a brutalisé les Premières Nations, les coupant de leur mode de vie nomade, leur imposant une oppression meurtrissant tous les champs de leur vie d’individu, leur infligeant des violences physiques et symboliques dont la plus connue à ce jour réside dans ce qu’on appelle « les pensionnats autochtones ». Pendant près d’un siècle, et jusqu’en 1994 (date à laquelle le dernier pensionnat a été fermé) les enfants amérindiens étaient enlevés à leur famille par l’Etat canadien qui les plaçaient dans des pensionnats gérés par les institutions religieuses du pays. Le clergé leur interdisait de pratiquer leurs langues et leurs spiritualités. Ils y subirent de nombreux sévices psychologiques, physiques et sexuels. Près de 4000 enfants y perdirent la vie.
« Mnouchkine a exploré nos territoires, elle n’a plus besoin de nos services. Exit ! Elle aime nos histoires, mais n’aime pas nos voix. Il nous semble que c’est une répétition de l’histoire et de tels agissements nous laissent un certain sentiment de déjà-vu. »
Si les pensionnats sont aujourd’hui fermés, les Premières Nations souffrent encore des séquelles de cette violence. La commission vérité et réconciliation , portée depuis 2008 par le gouvernement canadien et des représentants des Premières Nations, ne suffit pas à en effacer les lourdes conséquences. C’est notamment pour ces raisons que, lorsqu’Ariane Mnouchkine et Robert Lepage ont annoncé vouloir aborder l’histoire des pensionnats et celle du féminicide (depuis 1980 plus de 1200 femmes autochtones ont été assassinées ou ont disparu dans l’indifférence des pouvoirs publics), les artistes autochtones se sont inquiétés : craintes d’être dépossédés de leurs récits dans un contexte où il leur déjà difficile d’exister, craintes de voir leur histoire douloureuse déformée et ainsi de voir se répéter une logique coloniale les assignant à des places indignes.
La tribune de réponse publiée dans Le Devoir, signée par des artistes et intellectuel.le.s autochtones ainsi que par des allié.e.s allochtones dénonce ainsi « Mnouchkine a exploré nos territoires, elle n’a plus besoin de nos services. Exit ! Elle aime nos histoires, mais n’aime pas nos voix. Il nous semble que c’est une répétition de l’histoire et de tels agissements nous laissent un certain sentiment de déjà-vu. On nous inventera, on nous mimera, on nous racontera, parce qu’elle a compris, parce qu’ils ont compris. Pardonnez notre cynisme, mais avons-nous vraiment été compris ?”
Le texte soulève également le problème de l’invisibilité des Premières Nations dans le débat public, renforcée ici par l’absence de comédien.ne.s autochtones. Il pose aussi la question très pragmatique des subventions à la culture captées par des grosses productions, ce qui ne permet pas aux plus petites structures – dont celles portées par des membres des Premières Nations – d’exister.
Une rencontre entre Lepage, Mnouchkine et des représentant.e.s autochtones a suivi cet échange. Malgré une discussion de plus de cinq heures rien n’a été décidé. Contrairement à ce qui a pu être dit, les Premières Nations ne réclamaient pas l’annulation du spectacle mais une collaboration plus grande que ce qui avait été déjà été fait. Car si les dramaturges annonçaient avoir rencontré des Autochtones dans l’ouest Canadien, on peut noter qu’il n’y a pas eu de prise de position publique de ces derniers en leur faveur.
Chercher l’asile culturel dans l’universalisme à la française
Le 5 septembre 2018, le Théâtre du Soleil a déclaré avoir pris le temps de réfléchir et publié sur son site web un éditorial informant que le spectacle serait joué. Sous le titre éloquent « le ressaisissement » ce texte se place sous le haut patronage de la loi française. Considérant que le spectacle ne viole ni la loi sur la liberté de la presse, ni celle sur la répression des actes racistes, antisémites ou xénophobes, la troupe « ne s’estimant assujettie qu’aux seules lois de la République » maintient sa représentation. En brandissant la loi française et la République, le Théâtre du Soleil assigne ses détracteurs au camp d’ennemis de cette même République, ce qui n’est pas sans rappeler les arguments des opposants au courant décolonial pour qui la volonté de situer les discours dans une histoire coloniale maillée de logiques d’oppressions revient à construire une idéologie menaçante pour la liberté d’expression et la cohésion nationale dans le cadre d’un universalisme républicain qui ne reconnaît pas l’existence des minorités.
La polémique de Kanata relève des mêmes ressorts. Alors que le Théâtre du Soleil a en effet été porteur à sa création en 1964 d’une démarche cosmopolite à l’époque avant-gardiste et d’un positionnement politique (la troupe revendique le combat pour la régularisation de bon nombre de ses acteurs comme un label de sa bonne foi dans la polémique Kanata), il semble aujourd’hui éprouver de la difficulté à se penser en tant que potentiel dominant dont l’action peut être discutée par les premiers concernés, ici les Premières Nations.
Il serait malheureux de voir une volonté de censure là où se joue surtout la possibilité d’une reprise de parole et d’existence entière dans un espace public encore morcelé par des rapports de dominations coloniaux.
On peut en effet se demander si lorsqu’elle se drape dans les lois de la République, la troupe française ne reproduit pas une certaine logique impériale. Le maintien en France, d’un spectacle décrié au Canada reviendrait à chercher l’asile culturel dans un lieu où la voix des Premières Nations ne porte pas. Par ailleurs, les désaccords manifestés par les artistes et intellectuels autochtones ne semblent pas – à la lecture de leurs tribunes – correspondre aux « injonctions, même sincères, et […] aux tentatives d’intimidation idéologique en forme d’articles culpabilisants, ou d’imprécations accusatrices, le plus souvent anonymes, sur les réseaux sociaux » dénoncée dans l’éditorial. Pourquoi se poser en victimes de menaces anonymes pour revendiquer l’acte de création alors que Kanata marque surtout le refus d’une création collaborative demandée par les artistes autochtones ?
Kanata, épisode 1 la controverse, est symptomatique d’une méconnaissance, voire d’un mépris, à l’égard des pratiques décoloniales qui s’imposent désormais dans le champ de la recherche et de la création. Le magazine culturel Télérama lorsqu’il interview Ariane Mnouchkine à propos de Kanata, rapporte que les Autochtones dénoncent une « appropriation culturelle », alors le terme n’a pourtant pas été employé par ces derniers dans leurs tribunes. La dramaturge réfute la validité de cette idée, arguant que l’emprunt est constitutif de toute culture, de toute histoire artistique. L’expression, trop souvent employée à tort et à travers, est néanmoins ici pertinente car comme le rappelle le sociologue Éric Fassin dans une interview donnée le 24/08/18 au journal Le Monde « ce qui définit l’appropriation culturelle […] ce n’est pas seulement la circulation. Après tout, l’emprunt est la règle de l’art, qui ne connaît pas de frontières. Il s’agit de récupération quand la circulation s’inscrit dans un contexte de domination auquel on s’aveugle. »
Kanata, épisode 1 la controverse, est symptomatique d’une méconnaissance, voire d’un mépris, à l’égard des pratiques décoloniales qui s’imposent désormais dans le champ de la recherche et de la création.
Toutefois, si l’aveuglement d’Ariane Mnouchkine et Robert Lepage semble manifeste c’est bel et bien à la collaboration qu’appelaient les artistes des Premières Nations. Car cette question du « faire ensemble », symbolisé par l’expression « rien sur nous sans nous » s’impose aujourd’hui au Canada. Il serait malheureux de voir une volonté de censure là où se joue surtout la possibilité d’une reprise de parole et d’existence entière dans un espace public encore morcelé par des rapports de dominations coloniaux.
Il est d’ailleurs intéressant de relever que les grands titres de la presse québécoise (La Presse, Le Devoir), qui ne sont pas particulièrement connus pour leur radicalité, ont déploré l’issue de la polémique autour de Kanata et l’entêtement d’Ariane Mnouckine et Robert, deux personnes de théâtre aux talents pourtant largement reconnus.
Car ce n’est pas de talent ou de la qualité d’une mise en scène dont il est ici question mais plus d’éviter de tomber à côté d’une représentation juste des réalités autochtones. Même si les dramaturges justifient leur démarche de documentation en amont par un voyage dans l’Ouest, des rencontres avec certains artistes, des aînés et des « Grands Chefs » (formulation très vague et qui, d’un point de vue politique, peut désigner énormément de personne puisque chaque communauté est dirigée par un chef élu, équivalent du maire de la commune), le premier volet de Kanatan’échappe pas aux malheureux clichés qui collent à la représentation des Premières Nations : exotisme et misérabilisme.
Un spectacle qui n’évite pas les clichés
Contrairement à ce qui avait été annoncé, le premier volet de Kanata ne fait pas le récit du Canada à travers l’histoire de ses Premières Nations. Il met en scène un jeune couple d’artistes français qui – rêvant d’une vie de bohème – vient s’installer à Vancouver. Ils emménagent dans un grand loft (payé par le père de la jeune femme) situé en plein quartier chinois de la ville, lieu où se concentre le trafic de drogue et la prostitution. Lui souhaite être acteur, elle peint. La pièce s’inspire d’un sordide fait divers. Dans les années 80 et 90, un tueur en série a sauvagement assassiné 49 prostituées dont la plupart étaient Autochtones. Cette histoire, réelle, sert de trame de fond à la pièce mise en scène par Lepage. Le dossier de presse mentionne également cette anecdote que nous n’avons pas réussi à vérifier : souhaitant leur rendre hommage, une peintre avait alors créé une grande frise les représentant sur les murs de la ville. Mais les familles des disparues ont protesté, leur avis ne leur avait pas été demandé et elles réclamaient le droit de faire leur deuil, intimement.
Plusieurs tableaux se succèdent, dont il est au départ difficile de saisir l’enchaînement. La pièce s’ouvre sur une succession de quatre scènes : dans la réserve d’un musée canadien un homme blanc demande à voir des tableaux célèbres de la peinture moderne autochtone. Des personnages amérindiens se promènent dans une forêt sombre, le canot, leurs habits les situent dans un passé précolonial nomade. L’armée puis des bucherons entrent brusquement sur scène, coupent les arbres, le totem Haïda qui trônait au milieu, défont une maisonnette en bois. Une femme autochtone apeurée s’y cache, un enfant dans ses bras. Un Jésuite vient lui enlever brutalement, des soldats la trainent en larmes hors de la scène. Les grands drames de la colonisation viennent d’être résumés en moins de cinq minutes sous nos yeux, sans paroles. Les pensionnats autochtones seront évoqués épisodiquement tout au long du spectacle mais leur présence parcellaire ne saurait retracer l’ampleur de cette violence pour qui n’en savait rien avant de rentrer dans la salle. De même, le caractère systémique du colonialisme est totalement évacué : c’est le tueur en série qui tue, et non l’État. On peut d’ailleurs s’étonner du fait que Tanya l’amie autochtone de la peintre Miranda, qui se drogue et se prostitue, soit la fille d’une femme adoptée dans son enfance par des parents iraniens et dont on dit sur scène qu’ils étaient très aimants. Tanya endosse les misères d’une population autochtone rendue vulnérable par les violences coloniales et notamment les carences affectives et la perpétuation des traumas causés au sein des pensionnats sans que son récit de vie ne nous soit présenté, sur scène, comme émaillé de ces violences. Si l’on pense aux efforts déployés par les communautés, les centres de guérison autochtones et les nombreux travailleurs sociaux pour guérir leurs jeunesses des fléaux de la drogue, du suicide et de l’auto-destruction, dont on connait les raisons systémiques, on peut s’interroger sur la curieuse coloration citoyen-du-monde d’une des personnages principales de la pièce.
Qu’on ne s’y méprenne pas, il ne s’agit pas ici d’astreindre une œuvre fictive à une obligation de vraisemblance mais de se demander pourquoi un pas de côté semble avoir fait été fait pour évacuer toute critique politique du Canada contemporain comme un état colonial. Ce même pas de côté qui permet que se suivent deux scènes aux tons très différents : le récit d’une femme victime des pensionnats et une scène comique dans laquelle l’acteur français tente de perdre son accent au moyen d’exercices de prononciation burlesques provoquant les rires de la salle.
Du malaise ressenti au fil de la pièce par le spectateur connaissant les drames de la colonisation canadienne émerge une question : en l’absence de récit a minima informatif sur l’histoire des Premières Nations, à qui s’adresse Kanata ? Que donne-t-il à voir d’une réalité vécue par 11% de la population canadienne ?
Des clichés.
Les personnages autochtones ont des plumes dans les cheveux, le trio gagnant totem / canot / pipe sacrée est présent sur scène comme si les artefacts suffisaient à faire vivre la complexité et la beauté des êtres au monde des Premières Nations. Le point spiritualité et progressisme est marqué par la présence d’un personnage two spirit qui résume ainsi son identité « les homosexuels quoi ! ». Notons d’ailleurs que les représentations stéréotypées ne se limitent pas aux Premières Nations. LGBT, Chinois, usagers de drogues, toutes les minorités représentées dans le spectacle semblent pâtir d’une construction en grosses ficelles qui limite leur existence à un usage qui se précise au fil du récit : entourer et mettre en relief Miranda la peintre française, souligner sa légitimé d’artiste à s’emparer d’un sujet qui la touche au détriment des critiques adressées : l’assassinat des femmes autochtones.
En l’absence de récit a minima informatif sur l’histoire des Premières Nations, à qui s’adresse Kanata ?
Mise en scène de la Blanchité
« Je ne remets pas en doute le bon vouloir de Robert Lepage ou d’Ariane Mnouchkine […] Mais je trouve que [ne pas avoir de comédien autochtone dans Kanata est]un flagrant manque de respect envers ce qui s’est passé et les répercussions que ça a eues. » s’alarmait Dave Jenniss, le directeur artistique de la reconnue troupe de théâtre autochtone québécoise Ondinnok dans Le Devoir en juillet dernier. Ce bon vouloir, cette bonne intention initiale, est au centre du spectacle. « Ce n’était pas du tout dans l’intention de la peintre » est-il d’ailleurs écrit dans le dossier de presse à propos du fait qui inspira les dramatuges, Lepage récusant les accusations à son encontre : « vous utilisez nos filles, nos femmes, nos mères pour acquérir un capital de sympathie ».
« Vous avez bon cœur » dira un personnage à Miranda acceptant finalement que celle-ci peigne sa fille décédée après avoir refusé en avancant les mêmes prétextes que les familles des femmes autochtones, à Vancouver, il y a 15 ans,
De fait, toute cette pièce est un étrange exercice d’autojustification, de la scène d’ouverture à celle de clôture. Pourquoi choisir de commencer par une visite des galeries du musées des beaux-arts du Canada par un curateur blanc, lequel ne connait pas Zacharie Vincent. Ce peintre Huron Wendat du XIXe siècle a laissé une œuvre picturale considérable dont l’objet même était d’interroger la représentation des populations autochtones dans la peinture et de mettre en scène leur visibilité dans un monde colonisé. Mais, là encore interrogeons-nous sur ce choix face à un public français : qui ici connait Zacharie Vincent ? Pourquoi cette allusion rapide et non expliquée à un artiste dont l’oeuvre entière est une critique de l’exotisation des Premières Nations ? Lorsque le personnage du curateur blanc apprend que son interlocutrice l’employée du musée est elle-même Autochtone, il s’excuse : « Je ne vais pas vous raconter votre histoire ». Comme si la fonction même de cette scène d’ouverture en forme de mea culpa était de dédouaner Robert Lepage et la troupe du Soleil d’une absence de collaboration. C’est en cela que Kanata se pose comme une pièce à l’intérêt analytique plus grand qu’à première vue. En choisissant de mettre en son cœur la question de la polémique précédant sa sortie, en tentant d’opposer une réponse sourde aux critiques des artistes autochtones, ce spectacle performe ce que les sciences humaines et sociales dénomment la blanchité. Définie pa e chercheur Maxime Cervulle comme l’« hégémonie sociale, culturelle et politique blanche à laquelle sont confrontées les minorités ethnoraciales », la blanchité n’est pas une catégorie racialisante mais plutôt la reconnaissance de ce que le privilège blanc (privilège d’appartenir à une catégorie dominante socialement et historiquement construite) empêche de voir. Autrement dit, performer la blanchité c’est être incapable d’entendre qu’une minorité ethnoraciale, elle aussi socialement construite (au Canada le statut d’Indien a été créé en 1876 par une loi toujours en vigueur. C’est la colonisation qui a inventé l’Indien comme catégorie ) peut avoir une lecture des événements tout aussi legitime que la sienne, bien qu’étant différente. Parce que les critiques des artistes autochtones s’appuient et se nourrissent sur un vécu de populations colonisées, elles ne relèvent pas de la même grille de lecture du monde que celle d’artistes non colonisés, d’aussi bonnes intentions soient-ils. Lorsque dans le dossier de presse il est écrit que la pièce a vu le jour grâce à « la détermination d’Ariane Mnouchkine, de sa troupe et la ténacité de Robert Lepage » – les éléments de langages plaçant Mnouchkine et Lepage à l’endroit des combattants héroiques – c’est la blanchité qui parle. Les victimes ce sont les dramaturges visés par la critique, et non les Premières Nations face à la répétition d’une logique coloniale.
Quand Miranda la peintre décide de se droguer pour « comprendre ce que vive les drogués » puisqu’on lui reproche d’être loin de ces populations et qu’elle continue en se demandant dans un monologue simpliste s’il faut être juif pour être ému par le sort des juifs, noir par celui des noirs, et qu’elle crie à la censure en se référant à Goebbels, on ne peut qu’y voir un discours réflexe d’auto-légitimation.
« J’te fais des pâtes et on parle » propose Miranda à Tanya la Mohawk à la fin de leur première rencontre dans une brillante illustration du cannibalisme de récits entretenu par des siècles de colonisation. Il serait temps de sortir de ces mouvements paternalistes, les artistes des Premières Nations réclamant plus qu’une assiette de pâtes. « Serait-il possible de se rencontrer ? » demande la mère de Tanya à Miranda dans une conversation téléphonique. À la vue de cette pièce, on ne peut que penser que cette rencontre n’a pas vraiment eu lieu.
La conclusion du spectacle, dans laquelle la peintre – alter ego des dramaturges on l’aura compris – fait revivre sur scène tous les personnages est moins une célébration de la puissance de l’art qu’une confirmation de ce que toute cette polémique poussait à supposer. Il s’agit au fond peut être autant d’un déni des Premières Nations que d’un égo-trip d’artistes mondialement reconnus. Aujourd’hui dépassés par les enjeux de la création et les débats intellectuels contemporains, Mnouchkine et Lepage se sont accrochés à leur renommée et sont passés à côté de l’urgence de fabriquer des récits, des représentations et des discours qui rendent justice à celles et ceux que l’histoire coloniale a opprimés et qui entendent aujourd’hui ne plus se laisser marcher dessus.
On ne peut dès lors que déplorer que le savoir-faire et les moyens d’une grande troupe comme le théâtre du Soleil ait manqué de fabriquer une image forte comme l’aurait été celle d’une artiste autochtone prenant son envol sur la scène d’un théâtre construit là où à peine un siècle auparavant s’était tenue une exposition coloniale.
Pour en savoir plus :
Rencontre avec deux artistes des Premières Nations du Canada, Maya Cousineau Mollen (Innu) et Kim O’bomsawin (Abénaki), à l’occasion de la 3ème université Décoloniser les Arts <https://r22.fr/antennes/decoloniser-les-arts/universite-decolonisons-les-arts/session-3>
Décentrer, déconstuire, décoloniser. Hors Série Africultures. Disponible en commande : http://africultures.com/soutenir/
[1] https://www.lapresse.ca/arts/festivals/festival-de-jazz/201807/11/01-5189166-des-opposants-a-slv-appellent-au-dialogue-et-a-plus-de-diversite.php