D’où viennent les pratiques artistiques?
Table ronde dans le cadre de l’événement Couleurs primaires
Avec Gregory Younging, Jamelie Hassan, Zab Maboungou et Alvin Erasga Tolentino
Qu’est-ce qui nous poussent à créer? Inventer ce qui n’existe pas, raconter autrement le monde, l’incarner dans l’imaginaire, ou sur une pierre, ou dans un chant? D’où vient ce désir d’inscrire la création dans le corps par la danse, de peindre sur un canevas ou un mur ce dont on peut seulement deviner la présence, là au-delà du visible, au-delà du tangible? D’où vient l’urgence de donner forme à cette présence, dialoguer avec une intuition qui habite l’artiste tout en le/la dépassant? Poursuivre une quête infinie de quelque chose. Pour certains, une quête de la transcendance, pour d’autres, la quête d’une tradition, et pour d’autres encore, la quête d’une communion avec la nature, avec les ancêtres ou tout simplement avec soi-même.
D’où viennent les pratiques artistiques? C’est la question posée aux quatre créateurs Gregory Younging, éditeur, Jamelie Hassan, artiste visuelle, Zab Maboungou, artiste et philosophe en création danse africaine et Alvin Erasga Tolentino, artiste en création danse.
Nous sommes les histoires que nous racontons
Tout a commencé par une histoire, rappelle Gregory Younging. Un récit, un mot partagé entre aînés et jeunes autour d’un feu, un repas. Comme s’il fallait toujours relier les expériences, petites et grandes, en une intrigue pour donner du sens à l’existence. Raconter, se raconter, se laisser raconter par la vie pour y trouver notre place en tant qu’humains et ramener la part merveilleuse et effrayante du monde à notre dimension d’êtres vivants et mortels. Ou mieux : nous élever, monter en humanité pour toucher la part irréductible de nous-mêmes.
Younging évoque les récits de création, les récits d’animaux, les récits de vie, de mort, d’initiation, et bien sûr les récits de colonisation et de décolonisation. Autant de sources, de puits qui abreuvent les pratiques artistiques autochtones.
Ces histoires de tradition orale continuent à exister car on les raconte, on y prête une voix, des mots. Aujourd’hui, les écrivains autochtones – Tomson Highway, Leanne Betasamosake Simpson, Lee Maracle, Joséphine Bacon et bien d’autres – traduisent les histoires en poésie, en romans et en réflexions qui tissent l’oralité dans l’écriture et tressent passé et présent. Dans un paysage toujours dominé par les pratiques artistiques occidentales, ce sont ces récits qui interrompent la narration hégémonique.
Tabous et fils invisibles
Mais quelles histoires racontons-nous vraiment? Lesquelles avons-nous oublié de raconter? Un bassin fabriqué d’argent et de cuivre. Joyau de la collection « art islamique » du Musée des beaux arts de Montréal. Il date du 13e siècle. Provenance : la Syrie. Le bassin appartenait à l’un des descendants de Saladin.
À première vue, l’artiste Jamelie Hassan croyait admirer un bassin qui servait à boire de l’eau. Or les illustrations gravées sur le bassin lui-même racontent une autre histoire. Une de joie, de fête, de danse, de musique, de chevaux et de chiens saluki (lévrier persan) mêlés aux hommes et aux femmes qui célèbrent la vie. Et là au milieu de la fête, un dessin représentant le bassin. Le bassin inscrit dans le bassin, comme si les artisans cherchaient à brouiller la frontière entre l’art et la vie, transposer la vie dans l’objet et l’objet dans la vie, traduire l’ordinaire et le faire voyager à travers temps et siècles. Devinaient-ils déjà que ce bassin, un jour, relèverait de l’exceptionnel? Même du tabou? L’image indique la fonction du bassin à ceux qui, des centaines d’années plus tard, voudraient le réduire à un objet purement ornemental ou un outil banal : une œuvre d’art muséifiée ou un bol d’eau surdimensionné. Or, le bassin ne servait pas à verser de l’eau, mais du vin.
Tout à coup, ce que certains fondamentalistes décrètent tabou en islam reprend sa place au cœur même de la vie quotidienne des musulmans. Les chiens. Sales? Non ils participaient à la fête. Le vin. Interdit? Non, il étanchait la soif des femmes et des hommes pour le partage, l’être ensemble.
D’où vient l’art sinon des pratiques quotidiennes de célébration de l’ordinaire? se demande Jamelie Hassan.
Quels fils nous lient à ce bassin qui dans une ambiance de rigidité identitaire semble tristement anachronique aujourd’hui? Sommes-nous les mêmes humains qui l’ont créé? Ou avons-nous, homos sapiens technologicus rompu pour toujours avec la quotidienneté d’antan et ses objets?
Le bassin de cuivre était autrefois bordé d’argent. Aujourd’hui ne reste qu’un sillon décoloré là où l’argent brillait. Ce mariage du cuivre et de l’argent, technique métallurgique ancestrale est celle-ci même qui permet de fabriquer les ordinateurs, souligne Jamelie Hassan.
Il y a ce que l’on croyait tabou et ce que l’on pensait obsolète. L’art fait mentir les ruptures artificielles et les frontières définies.
La technologie du bassin l’a amenée à penser à l’artisanat et au travail métallurgique. Elle a collaboré avec un artisan au Caire pour créer un autre bassin, et lui a demandé d’y inscrire le nom de Salman, en solidarité avec l’écrivain Salman Rushdie dont la vie était menacée par la fatwa.
C’était pour Jamelie Hassan l’occasion d’entrer également en dialogue avec l’artisan qui, tout en s’opposant au roman Les versets sataniques de Rushdie, et en exprimant sa colère, s’opposait tout aussi à l’idée de tuer l’auteur pour ce qu’il a écrit. Le dialogue lui-même a été inscrit dans l’œuvre qu’ils ont créée ensemble, l’artisan et Jamelie Hassan.
Cette expérience, comme celle avec le bassin au Musée des beaux arts de Montréal lui a appris qu’il n’y a pas de ligne ni de limite entre passé et présent, entre tradition et contemporanéité, entre ce qui est dit et pas dit, entre technologies d’autrefois et celles qui peuplent notre vie aujourd’hui, entre récits racontés et histoires cachées derrière les images et les objets.
La tradition fond dans le contemporain, le présent est aussi passé et futur, l’ordinaire est extraordinaire, la vie est aussi création artistique. Et si la vie et l’art n’étaient qu’un, l’art n’est-il pas forcément engagement?
Rythmes et algorithmes de la présence
Engagement, oui. Jusqu’à dans le corps.
La vie traverse l’art, le nourrit, lui donne du sens. Elle le rythme aussi, tout comme l’art rythme la vie. Si nous sommes des histoires, souligne Zab Maboungou, nous sommes également rythmes. Le rythme est fondamental. Il est au cœur de tout ce qui existe. Le rythme est constitutif de la vie, de l’intelligence. La danse est mise en forme du rythme, une description rythmique de la présence. Chaque mouvement du corps est reconnaissance d’une présence fondamentale, autant de battements et d’articulations spécifiques, concrètes qui nous fondent jour après jour et laissent leurs empreintes sur le corps. Nous sommes habités, selon Zab Maboungou, d’algorithmes ancestraux.
Chez certaines cultures du corps, comme par exemple les cultures africaines, les rythmes constitutifs sont accessibles, présents. Par conséquent, la danse est partout. Dans la démarche, la posture, la parole.
La présence du rythme est telle, que la catégorie « danse contemporaine » devient quasiment superflue, car les rythmes de notre présence au monde, du présent même sont partout ressentis, assumés, reconnus, vécus. Les humains inventent des catégories pour ce qu’ils n’arrivent pas tout à fait à assimiler, des catégories pour dire ce qui manque ou ce qui leur échappe. D’où l’idée occidentale, selon Zab Maboungou, d’une danse « contemporaine » versus « classique » ou « traditionnelle » pour nommer l’absence de rythme ou d’accès au rythme fondamental.
Si danse et vie ne font qu’un, nul besoin d’inventer des catégories. Les pratiques artistiques naissent de la capacité des êtres humains d’identifier ce qui c’est qu’être vivant. Présent.
Alors comment ramener cette présence? Son rythme?
Corps et processus
Un rythme ou une articulation dans le temps engagent forcément un processus. Pour Alvin Erasga Tolentino, tout est processus. Le corps est processus puisqu’il est physique, et qu’il change, se transforme, se sculpte, et vieillit.
Les molécules de nos ancêtres circulent dans nos corps. Ce mouvement transgénérationnel est aussi à la fois corps et processus.
Si l’on suit Alvin Erasga Tolentino, pour les artistes portant en eux des identités multiples, des parcours de migration et d’exil, des expériences de déracinement et d’enracinement, le processus est existentiel. Pour le danseur canadien d’origine philippine qu’il est, le corps est forcément un médium. À travers le corps qui danse se déploie le processus dans sa forme la plus transcendantale et la plus primaire.
Venir au Canada et prendre acte de qui il est et comment appartenir, tout en pensant à sa relation à son pays d’origine est un processus.
Qu’est-ce que le travail transculturel? Et comment activer ces cultures multiples que l’on cache dans le corps? C’est la question que semblait lui poser le tissu malong, tissu traditionnel des Philippines, dont la pratique et méthode de fabrication remontent à des siècles.
C’était d’abord un artefact, un objet statique aux yeux de Tolentino. Il découvre par la suite l’histoire et la vie derrière ce tissu. Le défi? Intégrer le malong dans son processus créatif et de quête identitaire. Et à travers ce processus, honorer cette histoire. Ramener à la vie, investir de mouvement ce qu’il pensait être un objet réifié.
L’œuvre que Tolentino créé met en scène deux danseurs philippins et cinq danseurs canadiens qui dialoguent avec le tissu, découvrant, manipulant le malong par la danse. Du coup, l’acte de mettre en chorégraphie ce tissu au Canada, caressant, emmaillotement ces corps à la fois étrangers et familiers, mais déracinés, devient un acte politique et éthique aussi. Présenté à la communauté philippine au Canada, la performance a suscité des émotions à la fois positives et négatives.
Pour Tolentino, le processus d’entrer en relation avec le malong ne pouvait donc se poursuivre que s’il ramenait la danse du malong au peuple philippin, aux communautés qui le fabriquent. Le processus ne serait processus qui si la danse permet d’initier un dialogue avec ces communautés. L’expérience s’est avérée enrichissante. Ils étaient heureux que le malong continue à survivre et à exister ailleurs, même en la forme d’une danse.
Création, mobilité, mensonge
Pour Tolentino, le processus créatif s’est traduit littéralement en un voyage initiatique, remarque Zab Maboungou, qui lui a permis de renouer avec les ancêtres, d’aller les chercher à la source, tout en restant résolument dans le présent.
Dans les faits, les quatre intervenants avaient ceci en commun : des expériences de création ancrées dans un contexte de mobilité, de déplacement, de détournement, où temps et lieux sont constamment en motion et où les mouvements apparemment contraires de la rupture et de la continuité sont plutôt en symbiose. Et ce déplacement de corps, d’histoires, d’objets soulève inévitablement des questions difficiles.
D’où viennent en fait les objets : le malong, le bassin, les masques et les sculptures africains éparpillés partout dans les musées occidentaux? Comment les manipuler? Dans quelles circonstances? Le rapport sur la restitution des objets africains publié par le penseur sénégalais Felwine Sarr et l’historienne de l’art Bénédicte Savoy en France, et le retour de plusieurs objets au Bénin en conséquence illustrent l’urgence de penser les pratiques artistiques et leurs origines dans ce contexte de mobilité profondément inégalitaire. Quelle est la capacité réelle de circulation?
L’apparente accessibilité sans limite des pratiques artistiques ne relève-t-elle pas aussi de la censure historique, du mensonge? se demande Zab Maboungou. La culture n’est-elle pas au fond un mensonge bien fait? Qui dans ce contexte « sans frontières » décide ce qui vaut d’être retenu ou oublié des cultures et des traditions? Seule la créativité permet de se libérer du mensonge.
On a un discours, rappelle Maboungou, qui prétend que le centre n’est plus le centre, que nous vivons actuellement une multiplication des références culturelles. Cette multiplication permet-elle une plus grande présence dans le monde ou cette présence s’égare-t-elle dans la multiplicité? Si la mobilité et la rapidité sont aujourd’hui des grandes qualités, l’art peut-il prendre le temps de réfléchir à ces qualités? S’en distancier? Se distancier de ce qu’il faut faire pour le faire?
Éthique, politique des pratiques artistiques
Il faut reconnaître, souligne Gary Younging, qu’il y a eu une rupture. Les traditions indigènes ont été interrompues. Il fut un moment où pratiquer ces traditions était illégal au Canada, rappelle-t-il. Dans d’autres cas, les missionnaires ont inventé des traditions souvent caricaturales, truffées de clichés et de représentations racistes, qui ont été reprises comme étant « authentiquement » autochtones.
Quel effet ce déplacement, voire détournement des signes, des objets, des symboles, du sens et des valeurs a-t-il sur les traditions indigènes? Plusieurs artistes autochtones s’expriment dans leurs créations contre la colonisation. Or, s’arrêter pour répliquer à la colonisation, est-ce pratiquer les traditions? N’est-ce pas au contraire poursuivre l’aliénation, la rupture avec les traditions? s’interroge Gary Younging. Faut-il agir autrement? Simplement continuer à pratiquer nos traditions?
Faire de l’art, c’est dans les faits s’engager dans un processus éthique, presque spirituel. Dans les arts indigènes, l’éthique est dictée par les lois traditionnelles. Or, dans un contexte de colonisation, longtemps l’éthique se limitait à sauvegarder ou empaqueter dans les musées des éléments d’une culture que l’on a jugée en voie de disparition – l’idée de préserver des éléments d’un paradis perdu.
Que faire avec cette idée quand on est artiste autochtone? Comment créer avec ce qui est perdu et retrouvé? Dans les pratiques artistiques autochtones aujourd’hui, on se réinvente en ayant perdu la tradition, constate Gary Younging.
Inventer des commencements et des retours continuels sur nous-mêmes, fait partie du processus créatif dans un contexte colonial ou postcolonial. Les artistes sont confrontés au défi de déplacer le champ d’action au-delà des traumatismes. C’est le défi de la résistance.
La pensée animiste aurait peut-être de quoi nous apprendre à cet égard, propose Zab Maboungou. Une pensée qui intègre la mort et la vie, où la mort est inscrite dans la vie. La pensée animiste, ancrée dans la nature, réitère la continuité des choses, du temps, du cycle de la vie.
Et c’est là une grande source de résistance à l’idée du paradis perdu. Il ne faut pas oublier, rappelle Jamelie Hassan, que racisme et environnement ont toujours été liés, d’où l’importance de la continuité avec la nature et d’inscrire cette continuité dans les pratiques artistiques comme une forme d’engagement.
Se libérer des silos
Il faut aussi, selon elle, rétablir la relation entre les différentes expériences de résistance et s’en inspirer dans nos pratiques. Rétablir la relation entre art et nature, mais aussi entre nous, nos différentes histoires, héritages, savoirs et méthodologies de création et de résistance.
Jamelie Hassan donne en exemple sa participation à un symposium dans les Territoires occupés en Palestine autour de l’art et de la résistance. Elle avait insisté qu’au moins un ou une artiste autochtone fasse partie de la délégation canadienne qui participait au symposium. Il était important que dans une rencontre sur l’art et la résistance, se déroulant au cœur des Territoires occupés, une artiste autochtone, comme Wanda Nanibush, puisse raconter l’histoire de la colonisation au Canada et de créer des liens de solidarité avec les Palestiniens. Établir la relation entre les différentes expériences de colonialisme.
Les nouveaux Canadiens, se désole Jamelie Hassan, ne connaissent pas assez l’histoire des autochtones du Canada ce qui redouble l’ignorance des Canadiens, qui eux-mêmes ne sont pas assez informés sur cette histoire.
L’État canadien, à travers ses politiques culturelles tend à garder les pratiques artistiques en silo, éloigner ou séparer les communautés et créer un écart entre les revendications d’artistes issus de la diversité et celles des artistes autochtones alors qu’il faut établir des ponts. Se mettre en dialogue et s’inspirer les uns des autres afin de créer une pluralité de méthodologies de la résistance.
Dans tout mouvement, conclut Gary Younging, il y a des orientations progressives et digressives simultanées. À l’idéologie multiculturaliste qui tend en effet à placer en silo les cultures, et du coup assimiler dans un brouillage « multiculti » les expériences et les traditions des autochtones, il faut opposer le désir profond des artistes autochtones de contribuer activement au tissage de la culture.
Pour plus d'informations sur le Rassemblement Lekwungen 2017, cliquez ici.
Autres ressources de la table ronde
Romancière et anthropologue palestinienne, Yara El-Ghadban vit et écrit à Montréal. Elle a publié chez Mémoire d'encrier trois romans, L’ombre de l’olivier (2011), Le parfum de Nour (2015) et Je suis Ariel Sharon (Prix de la diversité du Festival Métropolis Bleu 2019) paru en 2018. Lauréate du Prix Victor-Martyn-Lynch-Staunton du Conseil des arts du Canada 2017, Yara El-Ghadban est également présidente de l'Espace de la diversité, organisme qui combat le racisme et l'exclusion par la voie de la littérature.
Image de bannière: photo par Doug Jarvis. Sunrise Breakfast par Jamelie Hassan.