Je ne suis jamais certaine de pouvoir me donner le titre d’artiste.
Après tout, je ne crée pas de mes mains; je n’utilise pas mon corps comme forme d’expression; je ne communique pas mes idées sous différentes formes et je n’imagine pas des histoires qui peignent de nouveaux univers. Si nous allons à l’essentiel, je ne me définis pas non plus comme une intervenante culturelle.
Ma démarche se situe à l’intersection des arts et de la culture et place la race, l’histoire culturelle, et la représentation au premier plan comme facteurs importants dans les politiques canadiennes en matière d’arts et de culture. Mon travail consiste à créer, à animer et à transformer les frontières des espaces dans lesquels œuvrent les artistes de couleur. Il tente de trouver des façons de représenter avec plus de précision la population du pays dans les arts et la culture canadiens. Je ne me considère pas comme une intervenante culturelle parce que ma mission n’est pas de travailler au sein de la culture canadienne existante. Je plaide plutôt en faveur de changer la compréhension de la culture canadienne qui a été créée afin que la diversité fasse partie intégrante des systèmes dits « dominants ».
À l’heure actuelle, cette pratique semble consister à trouver des moyens de démanteler la blancheur qui existe dans les politiques qui déterminent comment les artistes peuvent créer leurs œuvres, les conditions et les ressources dans lesquelles l’art est créé, et même comment les arts et la culture sont définis. Cela peut inclure un large éventail de concepts, allant de ce qui est considéré comme de l’« art » ou de la « culture », à la façon dont le financement est réparti ou le rôle des langues autres que le français et l’anglais dans l’expression de la culture.
Je me vois donc à la fois comme un artiste avec une vision et une expression particulières, mais aussi comme une intervenante culturelle qui œuvre au sein d’un Canada colonial, qui lutte de l’intérieur pour changer la définition et la gouvernance des arts et de la culture, ainsi que la façon dont ils sont appuyés.
Primary Colours/Couleurs primaires (PC/Cp) est une initiative triennale qui vise à placer les pratiques artistiques autochtones au centre du système des arts canadien. PC/Cp affirme également que les pratiques artistiques des personnes de couleur jouent un rôle crucial dans l’imagination du Canada futur. En septembre 2017, PC/Cp a rassemblé pendant quatre jours plus de 80 artistes autochtones et de couleur en territoire Lekwungen dans le but d’actualiser la conversation vieille de 30 ans dans le domaine des arts et de la culture sur l’histoire du colonialisme, la question de la race et du racisme ainsi que les pratiques artistiques. Le rassemblement, intentionnellement conçu comme un rassemblement plutôt qu’une conférence ou un symposium, offrait des perspectives interdisciplinaires et intergénérationnelles sur les questions urgentes avec lesquelles sont confrontés les artistes autochtones et les artistes de couleur au Canada. PC/Cp s’inspire des protocoles autochtones et encourage le partage des connaissances et de l’expérience comme moyen d’établir des relations et de nouveaux cadres de travail axés sur la collaboration.
Pour la plupart des artistes de couleur, les occasions comme le rassemblement de PC/Cp sont rares. Ils sont encore plus rares pour les jeunes artistes de couleur comme moi. Comparativement à tant d’autres participants, ma décennie de travail dans le domaine des arts a fait de moi un nouveau visage, bien que PC/Cp mette l’accent sur une approche collaborative où nous sommes tous des experts à cause de nos expériences vécues. En tant que jeune artiste de couleur qui, jusqu’à ce moment-là, s’efforçait de déterminer où se situait sa pratique ou même quelle en était la nature, PC/Cp est devenu la première influence cruciale sur ma carrière comme artiste de couleur au Canada. C’était la première fois que je me sentais en sécurité et la première fois que j’avais l’impression d’être réellement arrivée.
Quand je pense aux influences sur les pratiques artistiques, je me demande comment et pourquoi nous faisons le travail que nous faisons. Pour les Autochtones, les Noirs et les artistes de couleur, une pratique artistique peut être l’une des rares avenues où nos voix sont entendues dans le modèle culturel eurocentrique du Canada. Ainsi, les influences ne concernent pas seulement nos propres intentions et visions, mais aussi toute l’oppression que nous ressentons au quotidien simplement en vivant dans une société suprémaciste et coloniale blanche. Les influences ne portent pas seulement sur nos souvenirs, nos expériences et nos idées, mais aussi sur l’un ou l’autre des éléments suivants : microagression, racisme intériorisé, sexisme, patriarcat, travail émotionnel d’éducation sur la blancheur, participation à des comités ou à des décisions comme personne diverse, ou être une « ligne 4-1-1 » sur tout ce qui sort du cadre de la blancheur.
En ce sens, je ne pense pas que j’ai abordé mon travail d’une manière différente de celle de tout autre artiste. L’influence quotidienne du colonialisme guide, interagit avec, et est la raison d’être du travail que je fais en créant un véritable espace où les artistes non-blancs peuvent faire leur travail. Je pense que presque tous les Autochtones, les Noirs et les artistes de couleur ressentent cette responsabilité et le fardeau de créer de l’espace, même si cela les fait parfois dévier de leur travail artistique. À mon sens, créer un véritable espace est le but premier de mon travail.
Au cours du rassemblement, il y a eu un court exercice interactif que nous avons fait un jour autour du bilinguisme. Tous les participants bilingues et multilingues (dans toutes les langues, pas seulement l’anglais ou le français) ont eu l’occasion de se lever et de dire leur nom et une autre phrase à tout le monde dans une langue qui n’avait pas été utilisée pendant la rencontre. Du moins, je pense que c’étaient les paramètres de l’exercice, mais il me semble évident que mon souvenir de cet exercice vient du cœur et non de la tête. Pour certains artistes, il s’agissait de chansons entières. Pour d’autres, il s’agissait de phrases, d’expressions, de mots ou de termes qu’ils connaissaient encore dans leur langue maternelle ou dans une langue qui leur avait été volée. En attendant mon tour, je sentais mon cœur battre dans ma poitrine, j’étais émerveillé par la rapidité avec laquelle l’exercice devenait émotionnel et j’étais très nerveuse face à ce que j’allais dire. Pour tout dire, je ne me souviens pas beaucoup de ce que les autres ont dit parce que j’essayais frénétiquement de reconstituer mes propres mots, dans une langue qui m’était soudain étrangère. Quand ce fut mon tour, je me suis levé et j’ai dit en cantonais : « Mon nom est 張芷彤 et c’est la première fois que je peux employer une langue chinoise pour m’exprimer et me décrire dans cet environnement. »
Quand je pense aux influences sur ma pratique, ce souvenir du rassemblement est l’un des moments qui ont défini la direction que je voulais donner à mon travail. Même s’il s’agissait d’une courte allocution, que moins de dix autres personnes présentes dans la salle ont probablement comprise, ce fut pour moi une expérience incroyablement intense et émotionnelle qui m’a fait réfléchir. Je ne suis pas la plus grande admiratrice des discours en public, mais parler devant plus de 80 artistes n’était pas la source de mon malaise. Après tout, PC/Cp m’a fait me sentir en sécurité et à l’aise, ne serait-ce que pendant quatre jours, en participant à toutes sortes d’activités brise-glace, d’exercices d’échauffement et de confidences que je n’aurais pas osé tenter autrement. Je n’arrivais pas à empêcher ma voix de trembler, je ne pouvais pas secouer les larmes dans ma voix, et tout à coup, j’ai été frappé par la prise de conscience stupéfiante que je n’avais pas de mots dans ma langue maternelle pour parler de moi comme artiste ou de ce que je fais, ni pourquoi je le fais.
Ma pratique, comme celle de tant d’autres artistes, est guidée par le désir de comprendre mon identité et de sentir un lien avec quelque chose de plus grand. À ce moment-là, je voulais désespérément que ma pratique artistique soit liée à mon patrimoine culturel, mais j’ai peut-être toujours su que je n’avais pas les outils pour en faire une réalité, ni même les outils pour parler de ce à quoi cela pourrait ressembler. Je ne pensais pas que ça finirait par devenir mon travail.
J’ai lu un jour que la culture est l’un des mots les plus difficiles à définir en anglais. Dans mon travail, je crois que la culture doit s’étendre au-delà des formes ou médiums artistiques traditionnels. Il ne peut s’agir simplement de théâtre, de danse ou d’art visuel, car l’art est un reflet et une expression de la culture. Pour moi, les arts et la culture sont des termes chargés qui sont intrinsèquement coloniaux dans un contexte canadien. L’art (généralement eurocentrique, ou ce que l’on peut aussi appeler le « grand art ») est souvent financé, mais pas la culture (souvent tout ce qui a trait à une autre ethnicité ou est une expression de celle-ci). Je ne sais pas encore ce que serait un meilleur terme, mais nous devons reconnaître la division dans la définition.
Dans ma pratique, l’identité culturelle et la politique sont intimement liées. Les influences sur mon travail ne sont pas seulement ce qui se passe aujourd’hui ou des influences contemporaines, mais aussi d’où je viens. Il est question d’ancêtres et d’identité, et de la façon dont mes ancêtres, mon identité, mes relations avec ma famille et ma compréhension de ma vie sont influencés par l’histoire de la migration du Canada et de ma famille vers ce pays. Cette situation n’est pas unique à mon cas et je m’en voudrais d’entretenir ce genre d’idée.
Dans le cadre de ma pratique, je m’intéresse particulièrement aux minorités visibles, définies par le Conseil des Arts du Canada comme étant des Canadiens d’origine africaine, asiatique, latino-américaine, moyen-orientale et d’origine raciale mixte, provenant de l’un des groupes mentionnés ci-dessus. Cela ne veut pas dire que la réconciliation, la décolonisation et les faits de vie autochtones ne sont pas du tout pris en compte dans mon travail. En fait, je considère qu’il s’agit là d’une des influences les plus importantes pour moi en tant qu’artiste et pour ma pratique, mais pas nécessairement d’une manière qui peut paraître évidente au premier abord.
Au cours de mon parcours continu d’apprentissage sur la réconciliation et la décolonisation, cette distinction est l’une des façons dont je reconnais ma propre responsabilité en tant qu’artiste de couleur travaillant sur la diversité dans les arts. Ma pratique commence par la reconnaissance du fait que la diversité et l’indigénéité doivent être deux conversations simultanées et distinctes, mais interconnectées, qui forment les fondements de la façon dont nous tous — Autochtones, Noirs et personnes de couleur — dialoguons et écoutons nos histoires communes et collectives du colonialisme et de l’oppression. Bien qu’il soit largement reconnu que la diversité dans les conversations inclut les Autochtones, les Noirs et les personnes de couleur, il est également très important de reconnaître et de respecter que les cultures, les protocoles, les façons d’être et les expressions des peuples autochtones sont également distincts des conversations sur la diversité, car ils sont à la base et au premier plan de ce que signifie décoloniser et réimaginer les arts au Canada. Faire un amalgame entre la diversité et l’indigénéité ne le reconnaîtrait pas, et je crois fermement que sans cette distinction, nous ne nous rendons pas service en ne comprenant pas notre travail en tant qu’artistes de couleur dans le projet qu’est le Canada.
En tant que colon-artiste de couleur, je considère qu’il est de ma propre responsabilité (ne serait-ce qu’à moi-même) de faire cette distinction, afin d’éviter les présomptions par rapport au sort, aux préoccupations et aux circonstances des peuples autochtones et des personnes de couleur, qui sont souvent interprétées comme étant les mêmes. Cette confusion dénierait la structure coloniale du Canada et la marginalisation des peuples autochtones. Elle diminuerait notre responsabilité en tant que personne de couleur de reconnaître notre propre rôle en tant que colons, ainsi que notre responsabilité dans la recherche de la vérité et la réconciliation. Je serai la première à reconnaître que cela peut parfois être un facteur limitatif dans ma pratique, et cela continue d’être une leçon quotidienne.
Pour être un artiste de couleur au Canada, il faut fondamentalement reconnaître qu’en tant qu’allochtone de couleur, je suis à la fois « d’ici » et « non d’ici ». Je suis « d’ici » parce que moi aussi, je suis Canadienne, malgré la prédominance du récit d’une mosaïque multiculturelle harmonieuse, du bilinguisme anglais et français et du Grand Nord blanc. Je dois aussi reconnaître que je suis moi, avec ma peau et ma couleur de cheveux, ma migration vers ce pays, mes langues maternelles étrangères et mes antécédents personnels d’immigrant, ce à quoi ressemblent en fait de nombreux autres Canadiens. Mais je ne suis pas non plus « d’ici » parce que j’ai le privilège d’apprendre, de créer, de défendre le territoire non cédé et les terres d’origine traditionnelles des peuples Musqueam, Squamish et Tsleil-Waututh et d’y vivre.
J’ai une relation compliquée avec l’expression « raconter nos histoires ». En tant qu’allochtone, il est évident que moi aussi, j’ai profité de la privation des droits et du racisme systémique envers les peuples autochtones. Nous défendons les artistes et les personnes de couleur, mais nous devons le faire en tenant compte du fait que nous sommes également arrivés sur ce territoire qui n’est pas le nôtre. Créer du travail et avoir une pratique dans ce contexte est un privilège qui va au-delà de la simple lutte pour un espace pour « raconter nos histoires ». Après tout, le simple fait de raconter nos histoires semble être une cause si insignifiante lorsqu’elle est faite en vase clos. Comment le fait de raconter nos histoires peut-il exister dans le vide, comme si le simple fait d’avoir de l’espace pour raconter nos histoires signifie que nous avons fait ce que nous sommes appelés à faire ?
En plus de la recherche de mon identité et de mon lien avec mon patrimoine culturel, la plus grande influence sur mon travail a été la révélation que les concepts de savoir et de partage des Autochtones m’ont appris plus que je n’aurais pu le faire par moi-même sur ma propre responsabilité comme allochtone et comme artiste de couleur, et la façon dont j’ai appris à donner un sens et un but à ma propre pratique. Même maintenant, j’ai de la difficulté à en parler ou à écrire sur le sujet, et j’ai souvent l’impression de porter quelque chose dans mon corps à la place. La réconciliation et la décolonisation sont des leçons que je prends au sérieux en tant qu’artiste allochtone de couleur, et cela continue d’être une expérience qui progresse dans l’humilité.
Au cours du rassemblement, Sylvia Hamilton nous a rappelé d’être courageux et audacieux dans notre travail. Elle nous rappelle que nous avons non seulement le défi incroyable de faire notre travail, mais aussi la responsabilité d’ouvrir la voie à d’autres artistes... Quand je pense à ma pratique, l’influence et la responsabilité sont souvent interchangeables. Pendant la table ronde, les quatre artistes ont parlé de la reconnaissance du fardeau — et du privilège — de leur pratique artistique, et du fait qu’il ne s’agit pas seulement d’affirmer qui ils sont, mais aussi qui ils sont censés être. Plus important encore, c’est aussi quelque chose qu’ils ont réussi à atteindre plutôt que quelque chose qu’ils ont choisi. En tant que jeune artiste allochtone de couleur, j’ai eu la chance d’apprendre et d’être guidé par tant d’autres, dont la plupart ont été des pionniers dans la création de cet espace. Le travail que je fais n’est possible que grâce au travail accompli par d’autres avant moi, et c’est un honneur, un privilège et une responsabilité considérable d’avoir trouvé les influences qui aident à donner un sens à l’objectif de son travail. Mais le labeur est lourd, plein d’espoir, désespérant, inspirant, stressant, désespéré, et il s’agit de la raison de notre être et de notre existence. Il doit être tout cela, car il est nécessaire.
Ma pratique m’a amené à travailler dans le domaine de l’urbanisme et de l’élaboration des politiques pour la Ville de Vancouver, où je fais partie d’une équipe dévouée de planificateurs entièrement bilingues (en anglais et en chinois) et une équipe entièrement chinoise qui travaillent à l’obtention du statut de désignation au patrimoine mondial de l’UNESCO pour le quartier chinois historique de Vancouver. Notre travail est interdisciplinaire et englobe un large éventail de domaines allant du logement abordable à la vitalité économique et commerciale, en passant par les services sociaux et le développement communautaire.
Le quartier chinois est l’un des quartiers formateurs de Vancouver et l’un des rares quartiers chinois au monde qui se trouve encore à son emplacement original. La migration des Chinois au Canada est formatrice et fondatrice de l’histoire du Canada en tant que nation coloniale et comprend de nombreux récits sur les relations entre les communautés chinoises et autochtones qui ne sont pas écrites dans l’histoire. Aujourd’hui, le quartier chinois continue d’être un symbole de défense des droits, de résilience et d’organisation communautaire. Mon travail au sein de l’équipe consiste précisément à soutenir les arts, la culture et le patrimoine culturel immatériel du quartier chinois. Le patrimoine immatériel comprend ce qui a été traditionnellement défini comme étant les arts et la culture, comme les arts du spectacle et les arts visuels, mais aussi les traditions orales, les pratiques sociales, les rituels, les événements festifs, les connaissances et pratiques transmises d’une génération à l’autre, et les connaissances et compétences des métiers traditionnels. Mon travail porte sur cette communauté vivante et tout ce qui est représentatif de son peuple et de son histoire, et chaque jour, je me rappelle l’incroyable honneur et la responsabilité de faire ce travail communautaire.
En tant que jeune artiste allochtone de couleur qui vient de s’engager dans cette voie, je ne sais pas où ira ma pratique, mais je sais ceci : mon éducation m’a peut-être donné l’occasion d’utiliser ma pratique dans mon travail actuel, mais la substance et le fondement de ce travail viennent de ces influences qui, je l’espère, continueront à me rappeler mes responsabilités.
Pour plus d'informations sur le Rassemblement Lekwungen 2017, cliquez ici.
Autres ressources de la table ronde
Belle Cheung 張芷彤 est une immigrante de 15 générations non venue à Hong Kong qui a le privilège de vivre sur le territoire non cédé et les patries traditionnelles des peuples Musqueam, Squamish et Tsleil-Waututh. Le travail de Belle se situe à l'intersection des arts et de la culture et milite pour la race, l'histoire et la représentation culturelles, en tant que facteurs importants des politiques culturelles pour mieux représenter et intégrer la diversité au «courant général». Belle a une formation en administration des arts. Elle est titulaire d'une maîtrise en arts de l'Université de la Colombie-Britannique, où ses recherches ont porté sur la blancheur des politiques canadiennes en matière d'arts et de culture. Elle est actuellement planificatrice sociale et culturelle au sein de l’équipe de transformation de Chinatown de la ville de Vancouver, qui fait partie d’une équipe spécialisée qui travaille à l’obtention du statut de patrimoine mondial de l’UNESCO pour le quartier chinois historique de Vancouver.
Image de bannière: photo par Amory Hall.